Le vignoble bordelais, pilier de l’économie régionale et symbole du vin français, traverse sa pire crise depuis un demi-siècle. Malgré l’arrachage de 18 000 hectares de vignes en trois ans, la surproduction persiste et menace l’ensemble de la filière. Entre prix historiquement bas, trésorerie exsangue et marchés internationaux fermés, les acteurs économiques de la région sonnent l’alerte.
🍷 Trésorerie à sec et stocks pléthoriques
Les difficultés économiques sont généralisées. « Je ne connais pas un collègue qui ne soit pas en procédure collective ou en passe de l’être », déplore un propriétaire dans le Libournais. Cette situation reflète une crise structurelle qui touche toutes les exploitations, des petites caves familiales aux châteaux plus prestigieux, confirme Me Alexandre Bienvenu, avocat spécialisé dans le secteur viticole :
Beaucoup d’exploitations se trouvent en redressement judiciaire au regard de leur trésorerie et de leurs dettes fournisseurs.
La filière est frappée par la baisse de consommation de vin rouge et la fermeture des marchés chinois et américains. Le système des primeurs, qui injecte généralement plus d’1 milliard d’euros de trésorerie, a fonctionné de manière catastrophique en 2024 et 2025. Selon Renaud Jean, porte-parole du collectif Viti33 :
En deux ans, plus d’un milliard d’euros ne sont pas arrivés dans les caisses de la filière, le vignoble est désormais à deux doigts de l’effondrement.
Pourtant, les cuves débordent.
Les stocks sont pleins partout : dans les chais, chez les négociants et dans les entrepôts de la grande distribution
souligne Aurélie Lalanne, commissaire aux comptes chez KPMG. Même après des arrachages significatifs représentant près de 20 % des surfaces, la surproduction persiste, contraignant certains viticulteurs à brader leurs vins lors de liquidations judiciaires ou à vendre à des prix dramatiquement bas.
Le marché moyen gamme subit également la pression : les seconds vins des crus classés n’arrivent pas à se vendre, générant une spirale déflationniste. Nadège Impériale, propriétaire du Château Barbot Impériale, explique :
Sur le marché du vrac, on parle actuellement de 700 euros le tonneau en Bordeaux, contre un coût de production d’au moins 1 500 euros.
Pour les Saint-Émilion Grand Crus, certains vins se négocient à moins de 6 euros HT la bouteille, du jamais vu.
🏦 Les acteurs économiques face à une filière sous tension
Cette crise viticole a des répercussions financières majeures. Avec 5 000 exploitations et 50 000 emplois concernés, la situation impacte également les fournisseurs, prestataires et acteurs bancaires. Le Crédit agricole d’Aquitaine, principal prêteur de la filière avec 70 % de parts de marché et 2,7 milliards d’euros d’encours, suit de près la situation.
Selon Eric Garreau, directeur du pôle viticulture de la banque régionale :
Beaucoup de vignerons ont des sujets de trésorerie, avec un ralentissement du marché très clair et des prix de sortie en baisse continue.
La banque a déployé 14 personnes dédiées à l’accompagnement des exploitations viticoles, en plus des 60 salariés habituels chargés de la filière, pour gérer le taux de défaut élevé et croissant depuis deux ans.
Du côté du négoce, la situation est plus stable mais fragile.
Les bilans 2025 posent des questions évidentes de valorisation des stocks et de trésorerie. Personne ne s’attend à de bonnes nouvelles
note Aurélie Lalanne. Les experts alertent également sur les effets sociaux et patrimoniaux : licenciements silencieux, faillites d’exploitations et bouleversements du paysage viticole local. Le millésime 2025 offre cependant une lueur d’espoir qualitativement : « Il sera très bon grâce à l’ensoleillement de cet été, mais les volumes seront inférieurs de 30 à 50 % », précise Charlotte Molinari, propriétaire du château Pont de Brion. Une qualité supérieure qui n’améliore pas la trésorerie, car le coût de production reste identique malgré les volumes réduits.
Face à cette crise historique, la filière doit envisager nouveaux arrachages, avec entre 15 000 et 30 000 hectares supplémentaires envisagés, pour tenter de rééquilibrer l’offre et sauver l’économie bordelaise.
👁️ L’œil de l’expert : test de résilience
La crise bordelaise illustre comment des déséquilibres structurels, conjugués à des changements de consommation et à la fermeture des marchés internationaux, peuvent mettre en péril toute une filière économique régionale. Pour les acteurs financiers et économiques, il s’agit d’un test de résilience sans précédent. La stabilisation passera par des mesures combinant réduction de l’offre, valorisation qualitative et gestion proactive de la trésorerie, faute de quoi les conséquences pourraient s’étendre à l’ensemble de l’économie girondine.