Le vignoble bordelais, fierté historique de la Gironde et pièce maîtresse du vignoble français, se trouve aujourd’hui au cœur d’une crise d’une intensité inédite. Malgré des efforts massifs d’arrachage et un millésime 2025 salué pour sa qualité, les producteurs sont étranglés par des stocks excédentaires, des prix effondrés et une trésorerie exsangue. C’est tout l’écosystème viticole — exploitations, négociants, banques — qui vacille sous le poids d’un déséquilibre structurel.
🍷 Surproduction et effondrement des prix
L’image est saisissante : des cuves surdimensionnées, des entrepôts saturés, et des vins vendus parfois à moins de 6 euros HT la bouteille pour les crus classés — une situation sans précédent. Selon Aurélie Lalanne (KPMG), « les stocks sont saturés, que ce soit dans les chais, chez les négociants ou en grande distribution ». C’est une tempête silencieuse.
Les volumes vendus ne couvrent plus les coûts de production. Sur le marché du vin en vrac, les tarifs flirtent avec les 700 €/tonneau alors que le coût réel dépasse 1 500 €/tonneau. Ce ratio dramatique creuse les marges, fragilise les domaines et accélère les liquidations d’actifs.
Pire encore, les campagnes en primeurs — autrefois vecteurs majeurs de trésorerie (>1 milliard €), permettant aux domaines de financer leurs vendanges — ont vacillé ces deux dernières années. Comme l’alerte Renaud Jean, porte-parole du collectif Viti33 :
En deux ans, plus d’un milliard d’euros n’est pas arrivé dans les caisses de la filière
Cette rupture de flux financier a propulsé de nombreux domaines vers des procédures collectives, touchant à la fois petits producteurs et grands crus. Laurent Rousseau, dans le Libournais, confesse à La Tribune : « Je ne connais pas un collègue qui ne soit en procédure collective ou en passe de l’être ». Le signal est clair : la filière est en sursis.
À cela s’ajoute une décroissance de la demande mondiale : le marché chinois est en recul, les États-Unis renforcent les barrières douanières, et les habitudes de consommation changent radicalement — le rouge, autrefois roi, perd du terrain face aux vins plus légers.
🏦 Banques, négoce et stratégies de sortie de crise
Cette crise agricole est aussi une crise financière. Le Crédit Agricole d’Aquitaine, acteur clé dans le financement viticole (2,7 milliards d’euros d’encours, 70 % du marché régional), est plongé dans la tourmente. Selon Éric Garreau, directeur du pôle viticulture : « Beaucoup de vignerons rencontrent des tensions de trésorerie, dans un marché en ralentissement et des prix de sortie en baisse continue ».
La banque a réagi : 14 collaborateurs spécialisés ont été affectés au dossier viticole, en plus des 60 conseillers habituels, pour accompagner les exploitations en défaut. (source : La Tribune)
Du côté du négoce, la pression est moins visible mais tout aussi réelle. La valorisation des stocks devient un casse-tête : un vin acheté à un prix élevé hier vaut bien moins aujourd’hui, ce qui pénalise les bilans 2025. Comme le note un expert financier cité par La Tribune :
Les bilans 2025 posent des questions évidentes de valorisation des stocks et de trésorerie.
Pour sortir de cette spirale, plusieurs leviers émergent :
Accélérer les arrachages volontaires : 15 000 à 30 000 hectares de suppression de vignes pourraient être nécessaires pour réaligner l’offre sur la demande.
Recentrer la production vers plus de qualité : miser sur le prestige, les appellations haut de gamme ou encore les vins bio pour remonter les marges unitaires.
Relancer les ventes à l’export : rouvrir des marchés émergents ou diversifier les circuits de distribution.
Soutien public et dispositifs de relèvement : rééchelonnement de dettes, aides à la trésorerie, incitations fiscales pour les investissements structurants.
👁️ L’œil de l’expert : refonte de la filière
La crise bordelaise n’est pas une simple crise conjoncturelle : elle est symptomatique d’un modèle qui ne s’est pas adapté à la mutation des marchés. Le vin rouge traditionnel perd du terrain contre des vins plus légers, bio ou déstructurés. Le fossé s’accroît entre les attentes des consommateurs contemporains et le profil historique du Bordelais.
Selon les analyses spécialisées, la survie passera par une transformation radicale : moins de volumes, plus de valeur ; parcours export ciblé ; alliances entre petites structures pour mutualiser les coûts et mieux négocier ; et soutien stratégique de l’État et des institutions européennes. Sans cette adaptation rapide, ce sont les racines mêmes de l’économie bordelaise qui pourraient se fragiliser.
Bordeaux tient peut-être ses derniers verres de répit. Reste à savoir s’il saura transposer son héritage dans la modernité pour survivre à cette déferlante.





