C’est un symbole aussi fort que sensible : la baguette. En cette rentrée 2025, Lidl et Aldi ont frappé fort en rétablissant un prix plancher à 29 centimes, un tarif qui n’avait plus été observé depuis 2022. Une décision qui relance la guerre des prix dans la grande distribution, alors que le prix moyen en boulangerie atteint désormais 1,09 €, soit près de trois fois plus cher.
Derrière ce coup marketing, ce sont des enjeux économiques et financiers majeurs qui se dessinent : équilibre de la filière blé, rentabilité des boulangers, perception de l’inflation et bataille du pouvoir d’achat.
🥖 Prix cassés et marketing agressif
En 2022 déjà, Leclerc avait ouvert les hostilités en affichant une baguette à 29 centimes, entraînant une polémique nationale. Aujourd’hui, Lidl reprend cette stratégie, suivi par Aldi, dans un contexte où l’inflation alimentaire s’est enfin stabilisée après deux années de flambée (+20 % entre 2022 et 2024).
Le prix moyen de la baguette en supermarché s’élevait à 55 centimes en 2025 selon l’UFC-Que Choisir, avant ce retour brutal au tarif plancher. Pour Thomas Braun, directeur des achats chez Lidl, il s’agit d’un choix assumé :
Cette baguette à 29 centimes s’inscrit dans une campagne « prix sacrés », avec des baisses sur plusieurs produits emblématiques. Nous voulons rester les moins chers du marché
a-t-il expliqué sur RMC Conso. Le contexte joue en faveur de cette baisse. Les cours du blé ont reculé à environ 190 €/tonne, contre 230 € en 2023, ce qui rend possible un ajustement. Mais pour les boulangers, la matière première ne représente que 15 à 20 % des coûts de production. Le reste, ce sont les charges fixes et la main-d’œuvre, qui représente plus de 40 % des coûts, souligne Dominique Anract, président de la Confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie.
Autrement dit, si la grande distribution peut réduire ses prix, c’est avant tout grâce à des volumes massifs et à un modèle industriel ultra-automatisé. Comme le rappelle Thomas Braun :
La baguette est une production à forte volumétrie, un modèle efficace qui permet des économies d’échelle.
Mais derrière l’argument du pouvoir d’achat, c’est bien la compétition commerciale qui s’exprime. « On s’adapte à l’environnement concurrentiel pour rester dans la course », reconnaît Thomas Braun, confirmant que la guerre des prix reste le moteur premier de cette décision.
⚠️ Boulangers fragilisés, filière menacée
Si les consommateurs voient dans ce tarif un soulagement, les boulangers y perçoivent une menace économique directe. Avec un prix moyen désormais à 1,09 €, les artisans peinent à rivaliser. Pour Dominique Anract :
La grande distribution détruit la chaîne de valeur et affaiblit la filière du blé français.
L’opposition entre les deux modèles est frontale.
En boulangerie, la baguette est façonnée, pétrie et cuite sur place, parfois après plusieurs heures de fermentation, ce qui confère goût et texture.
En supermarché, il s’agit majoritairement de pâtons surgelés et précuits, enrichis en gluten pour supporter la congélation, avant d’être terminés en rayon.
La différence est également financière : la grande distribution utilise la baguette comme produit d’appel, quitte à réduire drastiquement sa marge. Dominique Anract va plus loin :
Ils se fichent que ce ne soit pas rentable, ils compensent avec d’autres produits.
Lidl dément vendre à perte, affirmant respecter la marge légale. Mais en pratique, les enseignes jouent sur la mutualisation des profits : une marge minime sur le pain, compensée par celle réalisée sur des produits plus lucratifs.
Ce déséquilibre interroge : concurrence déloyale ou simple adaptation aux règles du marché ? D’autant que les artisans boulangers doivent impérativement maintenir une marge d’au moins 6 % pour survivre.
Pour autant, Dominique Anract concède que « des gens ont besoin d’acheter du pain à ce prix, je peux le comprendre ». Et rappelle un chiffre-clé : la grande distribution ne représente encore que 9 % du marché de la baguette.
👁️ L’œil de l’expert
La baguette à 29 centimes cristallise deux visions de l’économie française :
celle de la grande distribution, qui exploite la logique des volumes, de l’industrialisation et des produits d’appel pour renforcer son attractivité ;
celle de l’artisanat, qui valorise la qualité, le savoir-faire et la pérennité d’une filière mais se heurte à la hausse des charges.
Pour les consommateurs, l’opération Lidl-Aldi est une bouffée d’oxygène en période de rentrée. Mais à long terme, elle interroge sur la durabilité du modèle : jusqu’où peut-on tirer les prix vers le bas sans déstabiliser la chaîne de valeur agricole et artisanale ?
La bataille du pain dépasse donc le simple prix affiché : elle révèle un affrontement structurel entre logique financière et défense d’un patrimoine culinaire, avec en toile de fond une question brûlante : la baguette restera-t-elle un produit de tradition, ou deviendra-t-elle un symbole de la guerre des prix ?