Alors que les sanctions occidentales cherchent à asphyxier les économies russes, iraniennes ou nord-coréennes, une armée silencieuse de navires fantômes écume les océans pour contourner les embargos. D’après le préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord, l’amiral Benoît de Guibert, environ 900 navires participeraient à ce trafic clandestin, dont une dizaine surveillés chaque jour dans les eaux françaises. Cette économie parallèle n’est pas sans conséquence : au-delà des enjeux géopolitiques, elle représente une véritable zone grise dans les échanges mondiaux, où s’entremêlent risques assurantiels, fraudes fiscales et spéculation opaque. Décryptage.
Un commerce de l’ombre à l’impact colossal
Si le phénomène n’est pas nouveau, son ampleur actuelle est sans précédent. Selon une note du ministère estonien de la Défense, la Russie disposerait à elle seule de 500 navires fantômes, utilisés pour exporter illégalement ses ressources énergétiques, malgré les embargos européens. Et l’Union européenne, dans le cadre de son 18ᵉ paquet de sanctions, prévoit d’ajouter 70 pétroliers supplémentaires à une liste noire qui compte déjà 342 unités.
Ces tankers, souvent de conception ancienne, sont rachetés par des sociétés-écrans installées dans des juridictions permissives, permettant ainsi à leurs véritables propriétaires de rester dans l’ombre. L’amiral De Guibert alerte:
Ces navires sont rarement aux normes, aussi bien sur le plan technique que sur le plan assurantiel, Il est difficile de déterminer si ces unités disposent d’une assurance maritime fiable en cas de catastrophe.
Ce manque de transparence ne permet pas seulement à la Russie de maintenir son excédent commercial, il désorganise profondément les circuits de l’énergie, fausse les prix du marché et complique l’application des sanctions pour les régulateurs occidentaux.
️ Droit maritime et failles financières
L’un des piliers de cette stratégie d’évitement repose sur l’opacité juridique du droit maritime international, un système où la multiplication des pavillons de complaisance (Panama, Liberia, etc.) brouille la traçabilité. Ces pavillons permettent à des armateurs d’exploiter des navires à moindres coûts et en dehors de toute surveillance stricte. Le phénomène est accentué par l’usage massif de transbordements illégaux en mer, d’échanges de cargaisons dans des zones grises (souvent en Méditerranée ou en mer de Chine) et la désactivation volontaire des systèmes de géolocalisation (AIS).
Les conséquences économiques sont multiples. D’un côté, les assureurs se trouvent face à des risques accrus non couverts : incendies, fuites d’hydrocarbures, collisions… De l’autre, les États voient leur contrôle fiscal mis à mal, puisque ce commerce ne passe pas par les circuits officiels, et échappe donc à toute imposition ou régulation.
Cette économie parallèle constitue également une menace pour les ports européens, qui peuvent être involontairement impliqués dans des chaînes logistiques opaques. La France surveille attentivement cette zone d’ombre. L’amiral ajoute :
Une dizaine de navires sont suivis quotidiennement en Manche
L’œil de l’expert :
Cette prolifération de tankers fantômes révèle une vulnérabilité structurelle du commerce maritime mondial. En exploitant des failles juridiques et techniques, les États sanctionnés parviennent à soutenir leur balance commerciale tout en contournant les pressions économiques occidentales. Mais c’est toute la sécurité économique et énergétique de l’Europe qui est en jeu.
Face à ces dérives, une réforme du droit maritime semble inévitable, tout comme un durcissement des mécanismes de traçabilité financière des navires. La coopération entre les États, les assureurs et les régulateurs sera la clef pour endiguer ce commerce de l’ombre qui pèse sur les finances publiques et alimente les tensions géopolitiques.