Alors que les tatouages ont envahi les peaux dans les années 2010, un mouvement inverse, discret mais massif, s’installe : celui du détatouage. Plus qu’un phénomène esthétique, c’est une lame de fond sociétale qui bouleverse les codes du corps et du soin. Focus avec Le Figaro sur une tendance qui pèse déjà plusieurs centaines de millions d’euros.
💰 Le détatouage explose à travers le monde
Le détatouage est devenu un secteur en pleine expansion. Alors que le tatouage séduit désormais 20 % de la population française (contre 10 % en 2010), une part croissante de ces tatoués cherche à tourner la page. Selon les données recueillies par la Clinique des Champs-Élysées, ce sont près de 10 millions de personnes dans le monde chaque année qui souhaitent effacer un tatouage. À l’échelle de la France, cela représente un marché estimé à 270 millions d’euros en 2024, intégré dans une industrie mondiale qui pourrait atteindre 1,2 milliard d’euros dès 2025.
La dynamique économique est nette :
On assiste à une montée en puissance rapide de la demande
observe Tracy Cohen Sayag, présidente du groupe Clinique des Champs-Élysées, pour Le Figaro. En parallèle, l’Europe concentre à elle seule 30 % de cette manne mondiale, portée par une clientèle de plus en plus exigeante sur la qualité des soins, mais aussi influencée par les normes sociales et esthétiques véhiculées par les réseaux sociaux.
👩⚕️ La quête de pureté et de nature
Si les motivations personnelles varient – erreurs de jeunesse, tatouages passés de mode, souvenirs douloureux – une constante émerge : la quête de purification visuelle et symbolique du corps. Cette tendance se conjugue parfaitement avec l’esthétique des clean girls, incarnée par des figures comme Hailey Bieber, qui impose une norme de beauté naturelle, lisse et “saine”. La créatrice de contenu Manon Delcourt décrypte ce changement de cap :
Aujourd’hui, les gens veulent un corps neutre, comme une page blanche, qui reflète un mode de vie équilibré.
En France, cette influence se traduit par un désir croissant d’aligner l’apparence corporelle avec un mode de vie minimaliste, sportif, naturel. Et puis la personne change entre le moment où elle fait le choix du tatouage et les années qui suivent. Il n’est pas rare d’entendre des « tatoués » regretter:
Mes tatouages ne collaient plus avec la personne que je suis devenue. Ils symbolisaient un combat passé, pas mon équilibre actuel.
Cette logique de cohérence visuelle et identitaire, très valorisée dans les secteurs professionnels du luxe ou de la communication, fait du détatouage une étape assumée dans un parcours de réinvention sociale.
🧪 Les dessous d’un processus exigeant
Derrière cette apparente légèreté du « retour à zéro », le parcours du détatouage est souvent long, douloureux… et onéreux. Chaque séance, facturée entre 60 et 400 euros, nécessite jusqu’à dix sessions espacées de plusieurs semaines. Un client témoigne avec humour :
Mon tatouage m’a coûté 100 euros à faire… et 1 000 à enlever !
Sur le plan technologique, les progrès sont notables. Les lasers dits « picosecondes » ont permis une nette amélioration de l’efficacité, notamment grâce à la réduction de la durée d’impulsion. Les pigments sont désormais pulvérisés en microparticules évacuées par le corps. Mais tous les tatouages ne réagissent pas de la même manière : les encres rouges, violettes ou multicolores exigent des traitements spécifiques et plus longs.
Le Dr Jean-Michel Mazer, dermatologue spécialiste du laser, détaille :
Aujourd’hui, trois types de lasers sont nécessaires pour couvrir l’ensemble des couleurs. Mais même avec ces outils, certains tatouages, notamment très profonds ou anciens, sont très résistants.
⚠️ Réglementation floue, dérives risquées
Avec cette demande exponentielle, un marché parallèle prolifère, alimenté par un vide réglementaire préoccupant. En France, la loi impose que les lasers médicaux soient manipulés uniquement par des médecins. En pratique, de nombreux centres non médicalisés opèrent dans l’ombre, souvent tenus par des esthéticiennes ou autoentrepreneurs formés par des laboratoires privés. Les conséquences peuvent être dramatiques : brûlures, cicatrices irréversibles, douleurs prolongées.
Le dermatologue Nicolas Kluger, auteur de Mon tatouage et moi, s’alarme :
Des produits chimiques appliqués par des non-médecins font des dégâts durables. Je vois de plus en plus de cas de patients qui ont été massacrés.
Ce flou est alimenté par l’interdiction faite aux médecins de faire de la publicité directe, tandis que les influenceurs, eux, inondent TikTok et Instagram de contenus promotionnels parfois trompeurs. Résultat : plus de 134 000 requêtes mensuelles sur le mot-clé « détatouage » en France, selon la Clinique des Champs-Élysées, avec une hausse de 22 % en deux ans.
👁 L’œil de l’expert : un corps à gérer
Le détatouage, loin d’être un simple phénomène esthétique, illustre une nouvelle économie, où le corps devient un actif à piloter, investir, rentabiliser. Dans un monde digitalisé, normé par l’image et la performance sociale, l’apparence n’est plus une simple question de goût, mais un capital à entretenir, à modeler, voire à effacer.
Cette « économie de la mutation« , comme la nomme le sociologue Vincenzo Susca, révèle une société où l’identité est fluide, réversible, digitale. L’évolution technologique rend cette plasticité possible, mais elle reste coûteuse et inégalement encadrée. Le marché du détatouage, en plein essor, devrait donc rapidement se structurer, avec une meilleure régulation, des normes renforcées… et des enjeux financiers toujours plus élevés.