Malgré un contexte mondial encore marqué par l’instabilité géopolitique, l’inflation résiduelle et la pression des politiques commerciales américaines, le marché européen des fusions-acquisitions (M&A) reprend des couleurs. Après une année 2023 en berne, le premier semestre 2025 s’annonce prometteur avec une dynamique qui pourrait dépasser celle des dix dernières années. Derrière cette résilience, un savant mélange de recalibrage stratégique, de mécanismes financiers innovants et d’un optimisme prudent face à la normalisation monétaire. Zoom sur les moteurs de cette reprise et les défis à venir.
📊 Des volumes en hausse dans un climat incertain
À contre-courant des vents macroéconomiques contraires, l’activité mondiale en matière de M&A a démontré une étonnante vigueur au premier semestre 2025. Selon Garrett Hinds, analyste principal chez Pitchbook :
la valeur totale des transactions a atteint 2 000 milliards de dollars pour 24 793 opérations, en hausse respectivement de 13,6 % et 16,2 % sur un an.
En Europe, la tendance suit cette courbe ascendante, portée par un environnement légèrement plus lisible sur le front des taux d’intérêt et une meilleure anticipation des risques. Nigel Wellings, associé chez Clifford Chance, souligne :
Même si l’incertitude demeure, les entreprises disposent désormais d’une visibilité accrue sur l’évolution des taux, ce qui facilite leur capacité à modéliser les coûts de financement à moyen terme.
Un facteur déterminant, notamment après la paralysie provoquée par le brusque resserrement monétaire en 2022-2023. Alors que les écarts de valorisation freinaient nombre de transactions — vendeurs s’accrochant aux multiples du passé, acheteurs ajustant à la baisse leurs anticipations —, la baisse progressive de l’inflation et la détente des taux réactivent les négociations.
⚙️ Nouveaux leviers, nouveaux horizons
Le retour en force des M&A en Europe ne repose pas uniquement sur une accalmie financière. Les entreprises doivent adapter leur portefeuille d’activités à un environnement en profonde mutation. La transition énergétique, l’essor de l’IA et les tensions commerciales réorientent les priorités des dirigeants.
Erik Hummitzsch, associé chez PwC Allemagne, l’illustre clairement :
Beaucoup de CEO ne croient plus que leur modèle d’affaires soit viable à dix ans. Les fusions et acquisitions deviennent alors un outil de transformation : vendre les activités non stratégiques, acquérir celles qui incarnent le futur.
Cette logique de repositionnement stratégique se double de réponses géopolitiques. Les tensions commerciales, notamment les droits de douane américains, poussent certains groupes à se désengager de marchés à risque ou à renforcer leur présence dans des régions plus stables. Les secteurs les plus touchés ? L’automobile, la chimie, ou encore la tech, qui reste en tête des segments attractifs, avec une croissance de 36,6 % de la valeur des transactions au T2 2025.
Les mécanismes de financement évoluent également. Le « complément de prix » (earn-out), permettant de différer une partie du paiement selon la performance future de l’entreprise cible, revient sur le devant de la scène. Un outil précieux dans un climat d’incertitude, même s’il complexifie les négociations.
🇪🇺 Consolidation européenne timide
Si l’optimisme est de mise, l’Europe reste encore freinée par sa frilosité réglementaire. La Commission européenne est régulièrement accusée de bloquer des opérations jugées stratégiques sous prétexte de défense de la concurrence. Lorenzo Corte, avocat chez Skadden, le déplore :
Le rapport Draghi était un appel à une consolidation accrue pour renforcer la compétitivité de l’UE, mais dans les faits, la prudence persiste.
Des exemples récents illustrent ce paradoxe : le veto opposé à la fusion entre Siemens Mobility et Alstom ou encore celui concernant Ryanair et Aer Lingus. Même les gouvernements nationaux, comme l’Espagne avec le projet de rachat de Sabadell par BBVA, participent à freiner la dynamique.
Pourtant, l’argument de « champions européens » gagne du terrain, notamment dans des secteurs stratégiques comme la défense, où les tensions mondiales et les injonctions américaines à augmenter les budgets militaires ont modifié les lignes rouges habituelles. L’Allemagne, par exemple, a assoupli son frein à l’endettement pour investir massivement dans l’armement et les infrastructures.
👁️ L’œil de l’expert : prudence et durabilité
Le marché européen des fusions-acquisitions semble engagé sur la voie d’une reprise solide, mais prudente. L’amélioration des conditions financières, conjuguée à une redéfinition des priorités stratégiques, crée un terrain propice aux grandes manœuvres. Néanmoins, la lourdeur réglementaire et les incertitudes géopolitiques — en particulier autour des élections américaines et des politiques commerciales de Donald Trump — continueront de dicter le tempo.
Le prochain cycle de consolidation pourrait bien se jouer sur la capacité de l’Europe à conjuguer compétitivité et souveraineté. Si les gouvernements et Bruxelles adoptent une lecture plus industrielle que défensive du droit de la concurrence, l’Union pourrait enfin libérer tout le potentiel de ses entreprises dans la compétition mondiale.