On imagine souvent les pharmacies comme des piliers stables de notre quotidien médical. Présentes dans chaque quartier ou presque, elles incarnent la proximité, la régularité, le soin accessible. Pourtant, derrière le comptoir, une réalité bien plus fragile se joue. En 2025, plus d’une centaine d’officines ont déjà cessé leur activité en quelques mois. Cette hémorragie silencieuse pose une question brûlante : jusqu’où peut-on fragiliser économiquement ces acteurs essentiels du système de santé, au nom de l’équilibre budgétaire de l’Assurance Maladie ? Les récentes tensions autour des remises sur les médicaments génériques jettent une lumière crue sur un modèle économique à bout de souffle. Et le remède pourrait bien s’avérer pire que le mal.
Marges compressées : l’effet domino des décisions budgétaires
Derrière les fermetures en cascade, une mécanique bien rodée est en train de se dérégler. Depuis le début de l’année 2025, plus de 100 pharmacies ont mis la clé sous la porte, selon Pierre-Olivier Variot, président de l’Uspo. Et l’année 2024 avait déjà vu 260 disparitions d’officines. Le principal catalyseur de cette fragilité ? La réduction des marges sur les médicaments génériques, en discussion depuis l’avis alarmant du comité d’alerte de la Sécurité sociale publié le 18 juin.
Ce rapport prévoyait une dérive de 1,3 milliard d’euros de l’Ondam (objectif national des dépenses d’assurance maladie) et pointait du doigt les économies possibles sur les génériques. Une économie de 100 millions d’euros était visée en contraignant les laboratoires à réduire leurs tarifs, mais sans décret d’application à ce jour, cette projection reste hypothétique.
En réaction, les pharmaciens ont lancé une grève illimitée des gardes depuis le 1er juillet, dénonçant une politique qui menace directement leur rentabilité. Car les remises actuelles – jusqu’à 40 % du prix hors taxe – sont bien plus qu’un bonus : elles représentent près de 30 % de l’excédent brut d’exploitation des pharmacies selon les syndicats. Diminuer ce plafond reviendrait à scier la branche économique sur laquelle repose tout un secteur.
Une réforme précipitée qui met à mal un équilibre fragile
Le 19 juin, la Direction de la Sécurité sociale (DSS) a convoqué en urgence les syndicats de pharmaciens, les grossistes et le Leem (le lobby des laboratoires pharmaceutiques). Au lieu du scénario initial de 100 millions d’économies, les discussions ont révélé un objectif officieux bien plus sévère : réduire les remises à 25 %, voire 20 %. Cela représenterait 600 millions d’euros d’économies, six fois plus que prévu.
Pour Philippe Besset, président de la FSPF, cette volte-face est inquiétante : « Si on s’en était tenu aux 100 millions prévus, le plafond de remise aurait simplement baissé de quatre points. Là, c’est un véritable séisme ». Cette décision bouleverse l’équilibre économique des officines, sans compter que les pharmacies, en acceptant de distribuer des génériques plutôt que des médicaments de marque, ont toujours servi l’intérêt collectif en réduisant la facture de la Sécu.
Mais ce système vertueux repose sur une contrepartie financière indispensable. En restreignant brutalement cet espace de manœuvre, l’État court le risque de provoquer un effet domino : moins de pharmacies, moins de services de proximité, et au final, une pression accrue sur les autres maillons du système de soins.
L’œil de l’expert
La rationalisation budgétaire est légitime. Mais elle ne peut pas ignorer la réalité de terrain : les pharmacies sont bien plus que des points de vente, ce sont des services de première ligne dans la chaîne de soins. En déstructurant leur modèle économique sans alternative viable, l’État joue un jeu risqué. Une réduction des remises sans filet de sécurité, c’est aussi une perte de maillage territorial, une désertification sanitaire rampante, et une augmentation des inégalités d’accès. Il est urgent de repenser un cadre de soutien adapté, si l’on veut éviter qu’en voulant guérir les comptes de la Sécu, on en vienne à affaiblir gravement la santé publique.